J’ai imaginé ce projet entre des femmes artistes travaillant avec les mots / le texte (ou désirant le faire) et les jeunes femmes de l’école de couture et de broderie de Sruti. Il s’agit d’une démarche de solidarité entre femmes d’ici et de là- bas, le lien est le texte, un symbole d’éducation, de connaissance et, finalement, d’autonomie. Chaque artiste explique ici son approche poétique, conceptuelle et personnelle de ce projet.
Je développe deux projets avec les brodeuses de Sruti, les oeuvres brodées sont ainsi construites uniquement avec du texte :
1- J’ai contacté le professeur d’astrophysique Allen Mincer, de la New-York University et du CERN. Je lui ai proposé de sélectionner 24 principes qu’il considère comme “autorisant” sa recherche. Il a choisi « 24 principes qui reflètent notre compréhension actuelle du monde physique. » Après avoir dessiné ces 24 principes en or et en cercle (la feuille d’or et le cercle sont les instruments privilégiés de mon travail), j’ai remis aux brodeuses un calque (agrandi) de quelques uns de ces principes, leur laissant toute liberté de choix de tissus et de broderie : nous vivons toutes sous le même ciel… La surprise fut magnifique ! Ces principes sont aujourd’hui exposés à la New York University, accompagnés de photos des jeunes brodeuses > Cliquez ici pour voir le projet.
2- J’emploie trois langues (le norvégien, l’anglais et le français) dans mon quotidien et dans mon travail. Quelques phrases, essentielles pour moi, résonnent cependant bien différemment dans chacune de ces langues. Je les ai écrites en or sans intervalles entre les mots, entre les langues. Un calque (agrandi) a été remis aux brodeuses, leur laissant la liberté des couleurs. Dans les deux cas le partenariat exprime en lui-même le paradoxe de l’indicible formulé malgré tout.
En 2011, je me suis jointe au projet de Cathrine. Afin de ne pas faire exécuter aux brodeuses des motifs décoratifs comme elles en produisent au quotidien, Cathrine nous a demandé de travailler sur le texte. Dans l’oeuvre « To come-back from India », les jeunes indiennes ont fait les broderies du bas, en choisissant de réaliser en perles les mots « Little Girls. » Cela évoque la violence faite aux femmes en notant leur absence. Quarante millions de femmes manquent en Inde.
3e partenariat avec l’association Sruti, village de Bamrouli, Uttar Pradesh, Inde. Depuis 4 ans, je participe au programme « textes brodés » initié par l’artiste Cathrine Winsnes, en partenariat avec l’association Sruti. Ce projet m’intéresse car j’ai à coeur d’être en lien, même lointain avec « ces petites mains » indiennes, par solidarité avec des femmes qui ouvragent. Elles font ce que faisait ma mère, et nos grand-mères en France. C’est une forme de connexion que j’apprécie beaucoup, comme si au-delà des territoires éloignés et des histoires culturelles, une mémoire collective nous reliait.
Pour ce 3e partenariat, j’ai choisi des mots issus du vocabulaire de la mécanique générale, un domaine qui a été et reste encore très performant en France, même si seule l’ingénierie et les bases conceptuelles restent alors que la fabrication disparait. C’est un univers plutôt masculin, loin de celui des femmes, et cela m’intéressait de proposer des contrastes et oppositions, entre ces mots souvent abstraits, voire abscons, pour travailler avec des femmes dont je ne comprends pas moi-même la langue et qui ne peuvent me comprendre également. Nous échangeons grâce à des volontaires, impliqués aussi dans ce process. Ce vocabulaire tend à disparaitre ici, pour resurgir la bas, loin, par des délocalisations, qui trompent nos repères.
Ces mots, liés à la mécanique, sont également parfois très poétiques comme l’expression « rondelles étoiles », ou érotiques comme (auto-lubrifiant) ou curieux comme l’expression « cages à aiguille ». Cela me renvoie à un ailleurs, dont mon imaginaire s’empare. > Cliquez ici pour voir le projet.
J’ai proposé les mots ou expressions en Français, en anglais, et en Hindi, une des langues utilisées en Inde et qui est parlée dans la région où est basée Sruti. Comme les savoir-faire en couture disparaissent également progressivement en France, je voulais confronter les deux univers. Et j’aime comment « cage à aiguille » est brodé de minuscules grilles nouées et fragiles tandis que « rondelles étoiles » brille de toutes ces petites perles blanches.
En 2004, j’ai question posée la question par mail à ma famille, mes amis et mes relations « Quelle est votre définition du mot intime ? ». L’outil mail m’a semblé correspondre à une nouvelle manière libre et légère d’un nouveau genre de face à face. J’ai reçu de nombreuses réponses auxquelles je retirais le nom, je gardais juste leurs initiales. La relation entre eux et moi restait dans un cadre de l’intimité. Par la suite, j’ai présenté ces textes à la suite les uns des autres brodés sur organdi et plongés dans l’eau d’un lavoir, le lieu des femmes où la parole se libérait. Cathrine m’a proposé ensuite de faire broder certain de ces textes par l’association Sruti. Je remercie l’association Sruti et les petites mains indiennes qui font exister ce beau projet.
J’étais enceinte de mon premier enfant quand Cathrine m’a proposé de travailler avec Sruti. Être mère relie les femmes profondément. J’ai recherché et réuni tous les prénoms de toutes les femmes dans la famille de mon fils sur plusieurs générations. Un nom n’a pas de traduction tout en ayant du sens à travers les différentes langues. Les femmes de Sruti ont brodé les noms comme des étoiles. Je pense que j’avais à l’esprit une image de Jackson couché sur cette constellation. Je ne savais pas encore, cependant, que ses cheveux roux allaient être si absolument magnifiques sur cette couleur bleu nuit.
Cette série de textes brodés fonctionne pour moi comme une exploration dans la lenteur et le quotidien. Ce projet est en développement depuis 2007. Je retourne au texte afin de continuer à explorer la façon dont la pratique de se concentrer sur notre vécu quotidien peut nous inciter à ralentir notre rythme de vie. Dans une des pièces, j’extrais l’annonce de la mort tragique d’une amie dans ma ville natale de Bogota, en Colombie; tandis que dans une autre, je capture le dernier courrier électronique reçu de ma meilleure amie peu de temps avant son décès d’un cancer. Dans une troisième, je présente une partie d’un message numérique reçu de ma femme lors de notre première rencontre amoureuse.
Dans chaque oeuvre, j’ immobilise dans le temps des instants qui ressortiraient normalement du domaine de l’éphémère et des mots. Et à travers cette broderie de commande, je restitue à chacun le temps, l’amour et l’attention qu’ils méritent par le biais des mains des artisans. Les imperfections qui traversent ces oeuvres sont un clin d’oeil au fait que l’expérience et la mémoire ne peuvent jamais parfaitement correspondre.
ANNE ATTALI
L’apparition du langage est quelque chose d’extraordinaire et mystérieux. Deux fois, avec toujours la même fascination, j’ai pu observer de près ce phénomène. Si le rythme et la manière de s’approprier et d’apprivoiser le langage ont été très différents pour chacun de mes enfants, Il y avait en commun un goût évident pour la manipulation des mots et la construction des phrases ; certains mots devenaient ainsi des ornements scintillants, et la langue toute entière une matière malléable, étirable, transformable.
Cette utilisation enfantine du langage – très libre, extravagante, concrète, inventive – me plaît énormément.
– Assis-debout.
Marthe a commencé à parler très tôt, et au début elle utilisait parfois des termes «génériques» pour désigner certains concepts, puis affinait petit à petit comme si elle se rapprochait doucement pour cerner l’objet de son intérêt par la parole. Du lointain/vague jusqu’au proche/précis. Pendant un moment elle a ainsi employé cette expression «assis-debout», qui voulait dire selon les circonstances soit assis, soit debout (NB : j’ai eu par la suite une carte postale d’un tableau de Magritte qui représente un homme debout en dessous duquel est écrit «personnage assis»).
– J’apparais, je disparais.
Zakine chantonnait souvent ce refrain énigmatique quand il avait 2 ou 3 ans. Un jour il m’a expliqué qu’il avait inventé cette chanson sur une balançoire, en voyant son ombre apparaître et disparaître au gré de son balancement.
– Participer.
Soutenir l’association Sruti.
Une occasion de travailler sur le langage.
Matérialiser des mots, leur donner une présence physique.
Ne pas tout maîtriser, partager le processus de création en donnant une partie à faire à d’autres.
J’écris. J’écris à l’endroit et à l’envers. Vice et versa.
J’écris à l’ancienne avec une plume, de l’encre et un buvard. Par le buvard, j’obtiens l’envers de l’écriture, une écriture en miroir.
Broder de l’écriture revient à écrire recto et verso puisque le fil traverse le tissu. Plus besoin ni d’encre ni de buvard.
Je vous embrasse sur les deux joues, d’un côté et de l’autre, d’une écriture qui ressemblerait à une autre par son envers, en droit, en vers et contre tous à l’autre bout de la terre.
Je vous embrasse.
En 1921, Pauline Vallet meurt d’une tuberculose. Sa fille de 16 ans, Louise, est la cadette de trois enfants et la seule fille. Elle a gardé ce journal toute sa vie et perpétué l’habitude de sa mère à noter les dépenses quotidiennes. Je suis la petite fille de Louise et en décryptant ce carnet j’ai appris à connaître leurs habitudes et leur mode de vie. Après sa mort en 1975, Louise a laissé une boîte dans laquelle se trouve ce journal, quelques photos de sa mère et de son père, qui mourut en 1922, des lettres, des petits objets et des documents, fragments d’une mémoire personnelle.
Dans le processus de recherche et de lecture chaque notation est devenue une couleur, une matière classée par catégorie, par thème ou évènement. Chaque jour révèle à travers sa liste de courses une particularité, un instant de vie.
À travers ma pratique artistique j’ai voulu à mon tour poursuivre l’écriture de ce carnet. C’est une histoire de femmes, une histoire de mots. Des mots brodés sur des bouts de tissus, fragments du passé de Louise, où l’écriture de Pauline se confond avec celle des femmes de l’association Sruti, pour raconter une même histoire.
The Notebook – Projet 2013-14 > Cliquez ici pour voir le projet.
« Cerises » torchon brodé, fil rouge, 39×59 cm, 2 planches 13x10cm, techniques mixtes sur papier.
Le 15 juillet 1921: des cerises, le jour suivant des fraises, et ce sera l’unique fois dans l’année, Pauline meurt deux jours plus tard.
« Fleurs » dentelle brodée, fil orange, 40x18cm, 2 planches 13x10cm, techniques mixtes sur papier.
Seulement trois fois cette année, en octobre, en novembre et le 24 décembre, étaient-elles pour Pauline ?